Ce roman, écrit dans le premier tiers du XIII°s est anonyme. Il s’agit d’un des premiers textes écrits en prose (on écrivait en vers jusqu’à la fin du XII°, la prose ne servant qu’à la traduction). Il s’articule en onze branches d’inégale longueur et s’étend sur plus de 10192 lignes.
On ne sait pas grand chose de ce roman, si ce n’est qu’il se situe après les premiers romans du Graal que sont Le Conte du Graal de Chrétien de Troyes et le Perceval en vers de Robert de Boron. Le Perlesvaus reprend de nombreux éléments de ces textes fondateurs de la légende.
Comme Chrétien de Troyes, et surtout comme Robert de Boron, l’auteur produit une version christianisée d’une légende celtique, païenne : celle du Graal. Le monde arthurien est présent, mais tout entier tendu vers l’exaltation et la gloire de ce qui est appelé « La Nouvelle Loi » (le Nouveau Testament). Ainsi, on pourra trouver l’image de la présence du Christ dans l’hostie qui apparaît dans la chapelle Saint-Augustin aux yeux du roi Arthur et qui signe sa rédemption ou, autre exemple, la métaphore de la parole prononcée lors de la communion : « Prenez et mangez, car ceci est mon corps », lorsque le roi donne son fils à manger à ses vassaux.
Sur le plan géographique, si on retrouve les lieux canoniques des romans arthuriens, l’époque à laquelle se situe le roman est bien antérieure à celle qu’évoquent les autres textes : deux générations après la mort du Christ environ, puisque la mère de Perlesvaus, la Dame Veuve, est la nièce de joseph d’Arimathie qui aida à recueillir dans le Graal le sang du Christ mourant sur la croix.
Un aspect peut surprendre : l’incroyable violence apparaissant dans le roman. Nombreuses sont les scènes de décapitation (la Demoiselle au Char traînant 150 têtes ; décapitation d’Aristor par Perlesvaus ; la guillotine inventée par l’Orgueilleuse Pucelle ; l’épée qui servit à décapiter Saint-Jean, s’ensanglantant tous les jours à midi…). Une des hypothèses expliquant cette violence serait la lutte sans merci de la Nouvelle Loi contre l’Ancienne.
EXTRAIT :
Prologue
Voici l’histoire de la très sainte coupe qu’on nomme le Graal, dans laquelle fut recueilli le précieux sang du Sauveur le jour où Il fut crucifié pour racheter les hommes. C’est Joséphé qui en a écrit le récit, sous la dictée d’un ange, afin que par son témoignage soit connue la vérité sur les chevaliers et les saints hommes qui acceptèrent de souffrir peines et tourments pour glorifier la religion que Jésus-Christ a voulu instituer par Sa mort sur la Croix.
Voici le commencement du Haut Livre du Graal, au nom du père, du Fils et du Saint-Esprit. Ces trois personnes ne sont qu’une substance, et cette substance est Dieu, et de Dieu procède le Haut Conte du Graal. Tous ceux qui l’entendent doivent s’efforcer d’en comprendre la signification et oublier tout le mal qu’ils ont dans leur cœur, à cause des saints hommes et des bons chevaliers dont ils entendront raconter les actions. Joséphé nous rapporte cette sainte histoire en l’honneur du lignage d’un bon chevalier qui vécut après la mort du Christ Notre-Seigneur. C’était véritablement un bon chevalier, car il était chaste et vierge dans son corps, hardi et généreux de cœur, et ses qualités étaient sans tâche. Il ne parlait pas volontiers, et, à le voir, on ne l’aurait pas cru d’aussi grande vertu. Mais faute d’avoir prononcé quelques paroles au moment opportun, il fut cause de graves infortunes pour la Grande Bretagne : toutes les îles, tous les royaumes furent dans le malheur, mais par la suite il leur rendit la joie par la vertu de ses qualités chevaleresques.
Il n’était pas étonnant qu’il fût un bon chevalier, car il appartenait au lignage de Joseph d’Arimathie, qui était l’oncle de sa mère. Joseph avait été au service de Ponce Pilate pendant sept ans, et pour salaire il ne demanda rien d’autre que l’autorisation de descendre le corps du Sauveur de la Croix; cela lui sembla un don infiniment précieux, alors que pour Pilate, c’était là une bien modeste récompense, car Joseph lui avait rendu de grands services, et s’il lui avait demandé de l’or, une terre ou des biens, il les lui aurait donnés volontiers. Et si Pilate lui avait accordé aussi facilement le corps du Sauveur, c’est qu’il croyait que Joseph allait le traîner à travers toute la ville de Jérusalem avant de l’abandonner hors de la Cité dans quelque lieu infâme. Mais telle n’était pas l’intention du bon serviteur, qui honora le corps du mieux qu’il put et le coucha dans le saint tombeau; et il conserva la lance avec laquelle le Sauveur avait été frappé au côté, ainsi que la sainte coupe dans laquelle ceux qui croyaient en Lui avaient avec infiniment de crainte recueilli le sang qui coulait de Ses blessures lorsqu’Il avait été crucifié.
C’est à ce lignage qu’appartenait le Bon Chevalier dont on évoquera ici l’histoire. Sa mère se nommait Iglai, le Roi Pêcheur était son oncle, ainsi que le Roi de la Basse Gent, qui se nommait Pellés, et le Roi du Château Mortel; ce dernier était aussi mauvais que les deux autres étaient bons, et ce n’était pas peu dire; tous trois étaient ses oncles par sa mère Iglai, dame de grande vertu et de foi sincère. Le Bon Chevalier avait une soeur nommée Dandrane. Du côté de son père, le fondateur de la lignée se nommait Nicodème. Gai le Gros de la Croix des ermites était le père de Julain le Gros des Vaux de Camaalot. Julain avait onze frères, aussi bons chevaliers que lui, et dont aucun ne vécut plus de douze ans après avoir été fait chevalier : tous moururent en combattant courageusement pour défendre la religion nouvelle. Ils étaient douze frères : Julain le Gros était l’aîné, Gosgallian venait ensuite, Brun Brandalis était le troisième, Bertolé le Chauve le quatrième, Brandalus de Galles le cinquième, Elinand d’Escavalon le sixième, Calobrutus le septième, Méralis du pré du palais le huitième, Fortuné de la Lande Vermeille le neuvième, Méliarman d’Ecosse le dixième, Galerian de la Blanche Tour le onzième, Aliban de la Gaste Cité le douzième. Tous moururent en combattant au service de Jésus le Saint Prophète qui par sa mort avait institué la religion nouvelle, ayant, autant qu’ils l’avaient pu, soumis ses ennemis.
C’est donc, ainsi que le rapporte Joséphé le bon clerc, de ces deux lignées dont on vient de rappeler les noms et la mémoire qu’était issu le Bon Chevalier, dont vous allez apprendre le nom et ce qu’il fut.