Suétone

Caius Suetonius Tranquillus (70 env.-env. 140) est tenu pour l’un des principaux historiens de langue latine, alors qu’il fut en réalité un biographe, et ne toucha à l’histoire que dans la mesure où les personnages dont il trace les portraits et raconte la vie appartiennent à l’histoire générale. Il est d’une époque où l’érudition tend à l’emporter sur la création. Suétone est un érudit, un chasseur d’anecdotes rares. Il dut aux circonstances de sa vie d’avoir pu en recueillir de très précieuses, notamment sur les empereurs du Ier siècle après J.-C., et les renseignements qu’il a ainsi transmis viennent combler en partie certaines lacunes (perte partielle des Annales de Tacite, et totale des autres historiens de cette période).

L’originalité de Suétone, plus biographe qu’historien, réside dans le fait qu’il s’éloigne des annales chronologiques pour peindre le portrait des empereurs – description physique, généalogie, administration de l’empire. Il ne cherchait pas à décrire une époque historique, tel son contemporain Tacite, mais à étudier un homme qui occupe à un moment donné une charge exceptionnelle. De plus, ses Vies des empereurs satisfont le goût des modernes pour le pittoresque et le réalisme.Issu de l’ordre équestre, Suétone obtient, grâce à son ami et protecteur, Pline le Jeune, un poste d’archiviste dans l’administration de Trajan et y fait carrière.

Sous Hadrien, grâce au soutien d’un autre protecteur, Septicius Clarus, Suétone devient secrétaire ab epistoli, responsable de toute la correspondance des bureaux impériaux, ce qui lui donne un accès privilégié à nombre d’informations confidentielles. Il s’en inspire pour sa ‘Vie des douze Césars‘, publiée entre 119 et 122, et pour laquelle il est resté connu. En 122, la brutale disgrâce de Septicius entraîne aussi celle de Suétone, dont on perd la trace. Suétone, polygraphe, a écrit de nombreux traités sur des sujets très divers – les jeux, les injures… Les œuvres qui nous sont parvenues sont ‘De Viribus Illustris‘, biographies d’hommes illustres dont il ne reste que les parties sur les grammairiens et les rhéteurs, ainsi que ‘De Vita Caesarum‘, portraits des empereurs de Jules César à Domitien.

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Extraits de la Vie des douze Césars ; César (traduction M. Baudement)

Jeunesse de César. Il est proscrit par Sylla

1.
César avait seize ans lorsqu’il perdit son père. L’année suivante, il fut désigné flamine de Jupiter ; et quoiqu’on l’eût fiancé, dès son enfance, à Cossutia, d’une simple famille équestre, mais fort riche, il la répudia, pour épouser Cornélie, fille de Cinna, lequel avait été quatre fois consul. Il en eut bientôt une fille, nommée Julie. Le dictateur Sylla voulut le contraindre à la répudier, et, ne pouvant y réussir par aucun moyen, le priva du sacerdoce, de la dot de sa femme, de quelques successions de famille, et le regarda dès lors comme son ennemi. César fut même réduit à se cacher, et, quoique atteint de la fièvre quarte, à changer presque toutes les nuits de retraite, et à se racheter, à prix d’argent, des mains de ceux qui le poursuivaient. Il fallut que les Vestales, et Mamercus Aemilius avec Aurelius Cotta, ses parents et ses alliés se réunissent pour obtenir son pardon. Il est bien établi que Sylla le refusa longtemps aux prières de ses meilleurs amis et des hommes les plus éminents, et que, vaincu par leur persévérance, il s’écria, par une inspiration divine ou par un secret pressentiment de l’avenir : « Eh bien, vous l’emportez, soyez satisfaits ; mais sachez que celui dont la vie vous est si chère écrasera un jour le parti de la noblesse, que nous avons défendu ensemble ; car il y a dans César plus d’un Marius. »

 

Ses premières campagnes. Son commerce avec Nicomède

2.
César fit ses premières armes en Asie, où l’avait emmené le préteur Marcus Thermus. Chargé par lui d’aller chercher une flotte en Bithynie, il s’arrêta chez le roi Nicomède, à qui on le soupçonna de s’être prostitué. Ce qui confirma ce bruit, c’est qu’on le vit, peu de jours après, retourner en Bithynie, sous prétexte de faire payer une certaine somme, due à un affranchi, son client. Le reste de la campagne fut plus favorable à sa réputation ; et, à la prise de Mytilène, il reçut de Thermus une couronne civique.

 

Son retour subit à Rome

3.

Il servit aussi en Cilicie, sous Servilius Isauricus, mais pendant peu de temps ; car, à la nouvelle de la mort de Sylla, et sur les espérances qu’il conçut des nouveaux troubles provoqués par Marcus Lepidus, il se hâta de revenir à Rome. Toutefois, il ne voulut pas entrer dans ses projets, quelques avantages qui lui fussent offerts ; le caractère de Lépide ne lui inspirait pas de confiance, et l’occasion lui semblait moins belle qu’il ne l’avait cru.

Son accusation contre Dolabella. Il va étudier à Rhodes. Il est pris par des pirates. Ses succès contre Mithridate

4.
Ces troubles apaisés, il accusa de concussion Cornelius Dolabella, qui avait été honoré du consulat et du triomphe. L’accusé fut absous, et César résolut de se retirer à Rhodes, tant pour se dérober aux ennemis qu’il s’était faits, que pour y consacrer ses loisirs aux leçons d’Apollonius Molon, le plus célèbre rhéteur de ce temps-là. Dans ce trajet, exécuté pendant l’hiver, il fut pris par les pirates, à la hauteur de l’île Pharmacuse ; et, non sans la plus vive indignation, il resta leur prisonnier l’espace d’environ quarante jours, n’ayant près de lui qu’un médecin et deux esclaves du service de sa chambre ; car il avait dépêché sur le champ ses compagnons et ses autres esclaves, pour lui rapporter l’argent nécessaire à sa rançon. Il la paya cinquante talents, et, à peine débarqué sur le rivage, il poursuivit, à la tête d’une flotte, les pirates qui s’en retournaient, les réduisit en son pouvoir, et les punit du supplice dont il les avait souvent menacés comme en plaisantant. Mithridate ravageait alors les pays voisins ; César ne voulut pas paraître indifférent au malheur des alliés : de Rhodes, où il s’était rendu, il passa en Asie, leva des troupes auxiliaires, chassa de la province le lieutenant de ce roi, et retint dans le devoir les peuples dont la foi était ébranlée et douteuse.

Il est fait tribun des soldats

5.
Revenu à Rome, la première magistrature qu’il obtint par les suffrages du peuple fut celle de tribun militaire. On le vit alors aider de tout son pouvoir ceux qui voulaient rétablir la puissance tribunitienne, dont Sylla avait beaucoup retranché. Il fit aussi servir la proposition Plotia au rappel de L. Cinna, frère de sa femme, et de tous ceux qui, dans les troubles civils, s’étaient attachés à Lépide, et qui, après la mort de ce consul, s’étaient réfugiés auprès de Sertorius: il prononça même un discours à ce sujet.

 

Il est nommé questeur. Son origine

6.
Étant questeur, il fit, à la tribune aux harangues et selon l’usage reçu, l’éloge de sa tante Julie et de sa femme Cornélie, qui venaient de mourir. Dans le premier, il établit ainsi la double origine de sa tante et celle de son propre père : « Par sa mère, ma tante Julie est issue des rois ; par son père, elle se rattache aux dieux immortels. En effet, d’Ancus Marcius descendaient les Marcius Rex, dont le nom fut celui de sa mère ; de Vénus descendent les Jules, dont la race est la nôtre. On voit donc unis dans notre famille et la majesté des rois, qui sont les maîtres des hommes, et la sainteté des dieux, qui sont les maîtres des rois. » Pour remplacer Cornélie, il épousa Pompeia, fille de Q. Pompée et petite-fille de L. Sylla ; mais, dans la suite, il divorça d’avec elle, sur le soupçon d’un commerce adultère avec Publius Clodius, si publiquement accusé de s’être introduit chez elle sous un costume de femme, pendant une fête religieuse, que le sénat dut ordonner une enquête pour sacrilège.

Sa questure en Espagne. La statue d’Alexandre

7.
Pendant sa questure, l’Espagne ultérieure lui échut en partage. En visitant les assemblées de cette province, pour y rendre la justice par délégation du préteur, il alla jusqu’à la ville de Gadès ; c’est là que voyant, près d’un temple d’Hercule, la statue du grand Alexandre, il poussa un profond soupir, comme pour déplorer son inaction : et, se reprochant de n’avoir encore rien fait de mémorable à un âge où Alexandre avait déjà conquis l’univers, il demanda incontinent son congé, afin de venir à Rome pour saisir le plus tôt possible les occasions de se signaler. Les devins élevèrent encore ses espérances, en interprétant un songe qu’il avait eu la nuit précédente, et qui lui troublait l’esprit ; car il avait rêvé qu’il violait sa mère. Ils déclarèrent que ce songe lui annonçait l’empire du monde, « cette mère qu’il avait vue soumise à lui n’étant autre que la terre, notre mère commune. »

Ses projets

8
Étant donc parti avant le temps, il visita les colonies latines, qui nourrissaient des prétentions au droit de cité romaine ; et il les aurait poussées à quelque audacieuse entreprise, si, dans cette crainte même, les consuls n’avaient retenu quelque temps les légions destinées pour la Cilicie.

 

Il entre dans plusieurs conjurations qui avortent

9.
Il n’en médita pas moins bientôt à Rome de plus grands projets. On dit, en effet, que, peu de jours avant de prendre possession de l’édilité, il entra dans une conspiration avec le consulaire Marcus Crassus, et avec Publius Sylla et L. Autronius, condamnés tous deux pour brigue, après avoir été désignés consuls. Ils devaient attaquer le sénat au commencement de l’année, en égorger une partie, donner la dictature à Crassus, qui aurait eu César pour maître de la cavalerie ; et, après s’être ainsi emparés du gouvernement, rendre à Sylla et à Autronius le consulat qu’on leur avait ôté. Tanusius Geminus dans son histoire, Marcus Bibulus dans ses édits, et C. Curion, le père, dans ses discours, parlent de cette conjuration. Cicéron lui-même paraît y faire allusion dans une lettre à Axius, où il dit que « César effectua, pendant son consulat, le projet de domination qu’il avait conçu étant édile. » Tanusius ajoute que Crassus, soit peur, soit repentir, ne se montra pas le jour marqué pour le meurtre, et que, pour cette raison, César ne donna point le signal convenu, qui était, à ce que rapporte Curion, de laisser tomber sa toge de son épaule. Le même Curion et M. Actorius Nason lui imputent encore une autre conspiration avec le jeune Gnaeus Pison, et prétendent que c’est sur le soupçon des menées de ce Pison dans Rome, qu’on lui donna, à titre extraordinaire, le gouvernement de l’Espagne ; que néanmoins ils convinrent de provoquer ensemble une révolution, l’un au dehors, l’autre à Rome, et d’agir au moyen des Ambrones et des peuples qui sont au-delà du Pô ; mais que la mort de Pison fit avorter leurs projets.

Son édilité. Ses munificences

10.
Édile, César ne se borna pas à orner le comitium, le forum, et les basiliques ; il orna aussi le Capitole, et y fit élever, pour le temps d’une exposition, des portiques provisoires où il étala aux yeux du peuple une partie des nombreuses collections d’œuvres d’art qu’il avait rassemblées. Il donna des jeux et des combats de bêtes, tantôt avec son collègue et tantôt en son propre nom ; ce qui fit que la popularité ne s’attacha qu’à lui pour des dépenses faites en commun. Aussi son collègue, Marcus Bibulus, disait-il, en se comparant à Pollux, « que comme on avait coutume d’appeler du seul nom de Castor le temple érigé dans le forum aux deux frères, on appelait magnificence de César les prodigalités de César et de Bibulus. » César joignit à ces prodigalités un combat de gladiateurs ; mais il y en eut quelques couples de moins qu’il ne le voulait ; car il en avait fait venir de toutes parts une si grande multitude, que ses ennemis, épouvantés, firent restreindre, par une loi expresse, le nombre des gladiateurs qui pourraient à l’avenir entrer dans Rome.

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